il Campiello

[Albert(o)]

Tiens, Didoom !... cadeau ! Tu comprendras peut-être après...
Un petit texte qui fait partie d'une série de textes très courts, des brèves comme je les appelle et que je n'ai même jamais imprimée.

Le cimetière des éléphants.

À chaque fois que j’y pénètre, les mêmes sentiments troubles m’assaillent. C’est toujours la même ambiguïté qui m’étreint.
Fascination et répulsion.
Certains se rendent dans des cimetières où ils n’ont personne à honorer, simplement pour regarder les tombes… les noms.
Moi, je viens ici et je reste interdit. J’ai la tête vide et les mains moites, car je regarde aussi… les noms.
Sur des rayonnages approximatifs, classés par ordre alphabétique, Balzac côtoie Barjavel ou Bouvard.
Bien trop souvent, les plus hautes pensées s’acoquinent avec l’éphémère de la narration.
Ici, le classique et le contemporain se tutoient dans des promiscuités forcées.
Cette bouquinerie, c’est en quelque sorte un cimetière. Le cimetière des illusions… mon cimetière des éléphants.
Ici aussi, des personnes en mal de désordre ont placé Amélie Nothomb aux côtés de Racine, les forçant à des épousailles contre nature. La jeune fille et le vieillard, abandonnés dans le même ennui.
Là, Cavanna fait la causette à Zola. Ils s’entretiennent d’un assommoir revisité et toujours d’actualité.
Et puis dans un coin, abandonné sur une pile de revues des années soixante, le Petit Prince s’ennuie… petite fleur fragile sur un tas de fumier.

Sur un étal improvisé, entassés pêle-mêle, étiquetés de rouge et ficelés par paquets de dix, Maigret ou San Antonio pleurent leurs auteurs. Ils attendent l’ultime affront, les doigts gras de crèmes solaires sur ces plages de vacances où des lecteurs au rabais, pour livres itou, les oublieront.

Ensuite, il y a les anonymes. Ceux qui n’ont jamais eu les honneurs de la critique. Les oubliés ; les invendus ; les publiés sur compte d’auteur et que personne n’a voulu.
Dans cette catégorie, le dernier nom lu chasse le précédent. Il n’encombrera pas la mémoire, pas plus que le titre de l’œuvre que notre œil n’a même pas effleuré.

Curieux ou fouineurs, d’autres, comme moi, viennent ici. Ils ont les manières furtives de personnes prêtes à commettre l’irréparable. Lorsqu’ils retournent un volume et en découvrent le prix, ils le replacent rapidement dans le rayon… jamais au bon endroit. Trop cher !
Céline bradé, à l’instar d’un vulgaire bibelot marchandé dans les souks de Midoum.
Assouline écorné puis annoté par des mains irrespectueuses.
Verlaine en garniture de bibliothèque.
Queffélec en livre de poche… le chef d’œuvre au format quai de gare.
Ce n’est pas une seconde vie ! C’est l’affront avant l’oubli. L’enfer. Le vrai. L’enfer commun où écrivains illustres et anonymes se tutoient enfin à l’égal.
Le livre dans cet état, c’est le transatlantique rouillant à quai. Des vies entières de rêves inaboutis, abandonnées à la convoitise du ferrailleur… du fossoyeur... pire ! A l’œil terne du promeneur distrait.


Alors hier, lorsque Rose-Anne m’a demandé :
- Quand te feras-tu éditer ?
J’ai répondu évasivement :
- Demain… Plus tard !
Mais probablement jamais.
Parce que j’ai peur ! Peur peut-être de me retrouver un jour soldé, déchiré, souillé ; mais surtout face à moi-même...
dans le cimetière des éléphants.


Lamain, le 15 octobre 2001.


NB : Rose-Anne est une cousine qui avait également lu ces livres :wink:
Cette bouquinerie, Barocco et Danielle la connaissent bien !

[didoom]

Décidément, j'aime beaucoup cette prose. Pov' lecteurs qui vont râter ça.

[Barocco]

superbe Alberto.... :wink: :wink:
bien sûr j'ai fréquenté ce cimetière... :wink: mais jamais eu un oeil pour les éléphants...ceux là je les achète flambants neufs...et selon mes envies... :wink: :wink:
si j'y allais , un seul mot m'attirait et vous devinez lequel...
C'est que là..on y touvait à des prix...dérisoires les fins de collections (superbes au demeurant..) des éditions Renaissance du Livre installées à Tournai... :wink:
Il y a longtemps que je n'ai plus poussé la porte...j'avais épuisé les stocks !!!
ce serait une bonne idée d'y refaire un saut...de puce !!!!