il Campiello

[Veronique Franco]

L'Archeoclub de Venise, association de volontaires qui oeuvrent à entretenir, restaurer et faire connaître les 2 Lazzarets de Venise,
a organisé, deux dimanches de septembre, des visites guidées et gratuites du Lazzaretto Vecchio.

Une occasion à ne pas laisser passer pour visiter cette île sur laquelle nous n'étions encore jamais allé!

Nous attendons sur la Riva du Lido le bragozzo de l'association qui nous emmène par petits groupes de 20 à l'entrée du Lazzretto.



Chaque groupe part à la découverte de l'île avec son guide, inutile de préciser, aussi passionné que passionnant.
Il ne manque qu'un petit rayon de soleil, mais on ne va quand même pas faire les difficiles!

[Veronique Franco]

Bien que, comme chacun sait, il n'y ait qu'une Piazza à Venise, il a été gardé pour la Place du Prieur
le nom de "Piazza del Priorardo" noté sur le plan de Manocchi de 1813.



La partie plus "moderne" de la place, à l'époque où elle servait d'habitation à des familles:


Et, de l'autre côté, l'entrée du premier hôpital au monde (construit en 1423)
à être réservé pour isoler les malades de la peste.


Le beau portail, encore bien conservé, présente à son sommet une "pinia", symbole d'éternité,
dessous un lion "andante" les pattes avant sur la terre, les pattes arrières sur la mer,
symbolisant la domination de Venise sur terre et sur mer,
et enfin le Christ Rédempteur entouré des deux saints protecteurs de la peste San Rocco et San Sebastiano:


Sous les blasons, l'inscription indique que les procurateurs de St.Marc, soucieux de libérer les pestiférés de leur maladie,
ordonne, en ce mois de mai 1565, que soit restauré l'hôpital ravagé par le temps.

[Blandine]

Reportage passionnant !!!!

Quelle chance d'avoir été à Venise pour nous en faire également profiter.

[Veronique Franco]

Merci Blandine! la suite...:

Le Priorado du Lazzaretto était un personnage laïc, sorte de directeur chargé de la gestion de l'hôpital.
Pour les femmes, il existait une Priora.

En traversant sa maison, on accède à son jardin et à sa loggia construite à l'origine du lazzaretto.



La vue s'étend de Poveglia au sud, à Venise à l'est,


et jusqu'à San Servolo et San Lazzaro degli Armeni au Nord.

[Blandine]

Tout à fait le genre de lieux en semi abandon que j'aime tant !

[babeth]

Grand merci aux VF pour la visite d'un lieu mythique de la Lagune ....et bravo à l' ARCHEOCLUB pour leur esprit de partage non commercial :

http://www.archeove.com/pubblicazioni/

[Veronique Franco]

Oui, Babeth, ces gens, avec leur président Gerolamo Fazzini, non seulement font un boulot incroyable,
mais en plus, ne demandent que à partager leurs découvertes.


Nous passons ensuite dans l'ancien cloître de l'église, dont il ne reste qu'une aile.



C'est en 1249 que furent construits une église, un couvent et un cloître dédiés à Santa Maria di Nazateth,
pour les frères Agostiniani Eremitani qui y accueillaient les pélerins de retour de Terre Sainte.

En 1423, le doge Francesco Foscari, qui perdit 4 de ces 11 enfants à cause de la peste, décida d'en faire un lieu pour hospitaliser les pestiférés.
Les frères furent envoyés à l'île voisine de San Spirito.

Francesca Malagnini, professeure d'histoire de la langue italiene,
qui a écrit des livres sur les inscriptions murales du Lazzaretto Vecchio et Nuovo,
nous présente une inscription particulièrement intéressante gravée sur un pilier du cloître.


L'auteur, Giuseppe Coconi, écrit être entré en quarantaine le 22 juin 1782 et sorti ("sorti" en français, langue prisée à l'époque!) le 2 août,
à son retour de Constantinople, avec son excellence ("S. sigle inconnu", inventé?, signifiant certainement excellence) Andrea Memmo.
Andrea Memmo était effectivement ambassadeur à Constantinople et en repartit dans les premiers mois de 1782.

Les murs des Lazzaretto Nuovo et Vecchio sont ainsi chargés de petites traces de la grande histoire de Venise!

[Veronique Franco]

Le nom de Nazareth combiné au nom de San Lazzaro, saint protecteur de la lèpre et des maladies contagieuses,
se transforma vite en LAZZARETTO, pour devenir le nom commun désignant tous les hôpitaux accueillant les malades contagieux.

En plus du soin et de l'assistance aux pestiférés, le Lazzaret fut aussi destiné au stockage des marchandises "contaminées"
jusqu'à ce que fut créé en 1468, au nord de Venise, le Lazzaretto NUOVO, appelé ainsi pour le distinguer du premier,
et plus particulièrement destiné au stockage et à la désinfection des marchandises (40 jours-> quarantaine),
et à la convalescence de ceux qui avaient survécu à leur passage au Lazzaretto Vecchio!

Les 2 Lazzarets de Venise fonctionnèrent jusqu'au milieu du XIX siècle, nécessitant une extension de leur superficie,
réalisée grâce aux gravas récupérés pour les fondations des différentes constructions.
A la fin du XVIII siècle, l'île de Poveglia devint le Lazzaretto NUOVISSIMO et resta en fonction jusqu'en 1968.

Suite à la fermeture du Lazzaret, l'île fut laissée aux militaires, qui en détruisirent l'église, le campanile, une partie des bâtiments
et les petites tours carrées qui servaient de réserve de poudre:


On voit encore les installations métalliques posées par les militaires pour isoler de la foudre les édifices récupérés comme poudrières.

[Veronique Franco]

Par ce bâtiment de la fin du XVIII siècle, nous passons dans la partie des immenses entrepôts, appelés "TESON" (tendu)


Admirez au passage le travail fourni par les bénévoles de l'Archeoclub
pour dégager petit à petit les bâtiments qui avaient disparu sous la végétation:


Sous les 5 blasons du portail figurent les noms de 5 Provveditore à la Santé et la date de 1795.

[Veronique Franco]

Les Teson occupent une superficie de 8000m2!


Ils ouvrent sur les terrains qui servaient jadis de cimetière ou sur la lagune.



Le projet rêvé de l'association serait d'en faire un "Musée de la Ville" dédié à l'Histoire de Venise depuis ses origines.
Associé également au Lazzaretto Nuovo, ce musée de Venise serait une "garantie de vitalité et de respect,
non seulement pour son passé mais aussi et surtout pour son futur." G.Fazzini.

[Veronique Franco]

En attendant la création du Museo della Città, sont exposées quelques barques traditionnelles.
En particulier, les anciennes voiles du trabaccolo Il Nuovo Trionfo qui vient d'être restauré, comme Babeth nous l'avait signalé.



On y trouve aussi de nombreuses inscriptions laissées, au fil des siècles, par les marins, commerçants, ouvriers ou contraints à la quarantaine.


Celle-ci, en turc ottoman, indique qu'un hospitalisé s'est rendu à La Mecque (traduction d'un spécialiste! )

[Veronique Franco]

Pour finir cette visite, une note positive!

Peut-être avez-vous noté dans l'ancien cloître, le puits central assez ordinaire?


Ce n'est pas, bien sûr, le beau puits d'origine de 1300, disparu mystérieusement pendant les premiers travaux d'entretien des années 2000!
Mais, après plusieurs années de recherche, le fameux puits a été retrouvé il y a 4-5 ans par la police financière dans le jardin d'une villa de Portogruaro.
Hé, oui, il n'était pas chez un antiquaire américain ou japonais mais en Vénétie, à 70Km de Venise!
Finalement, après le décès du propriétaire de la villa, qui possédait une centaine d'objets d'art chez lui,
ses enfants ont décidé de restituer le puits à l'Archeoclub, seul organisme ou personne ayant porté plainte pour vol!
Restait le problème non négligeable du transport, mais grâce au bénévolat d'un transporteur vénitien, le beau puits était arrivé au Lazzaretto,
une semaine seulement avant notre visite!

Il est complet, avec son arc en fer forgé et va être replacé à son emplacement d'origine

[babeth]

Bravo pour le retour du puits subtilisé (avec quand même des complices, vu le poids pour l'emporter!) ; mais sous ces prés herbeux ? tous ceux qui, sous des couches isolantes d'argile après chaque épidémie, avaient rendu l'âme perclus d'arthrite, de tuberculose et, plus rarement, de syphilis ....Lors de la première peste les cadavres furent très bien rangés, alignés avec soin, puis les épidémies firent tant de victimes que plus tard les charrettes versaient le tout en désordre ....voici un intéressant article italien pour les curieux de ce qui s'était passé sous les pas des VF :

https://www.mosevenezia.eu/wp-content/uploads/2015/06/Pagine-da-2007-Anno-15-n.-1-2-pag.-82-97.pdf

[babeth]

pour peupler des fantômes du passé l'excellent reportage des VF voici le récit d'un témoin, concernant le voisin Lazaretto Nuovo :

Quelques témoignages directs sur l'épidémie de 1575

Francesco Sansovino

Il est Intéressant est le témoignage que nous a laissé par Francesco Sansovino, dans son livre " Venetia, citta nobilissima et singolare " dans lequel nous lisons la vie et le fonctionnement de la station de quarantaine au cours de la terrible peste de 1576:

L’historiographe vénitien Francesco Sansovino (1521-1586), fils de l’architecte Jacopo, nous a laissé son témoignage, né de sa douloureuse expérience du lazaret en 1576.

En 1468, on fit un autre lazaret appelé Neuf car construit après le Vieux, avec cent chambres et un clos de vigne, qui ressemble de loin à un vaste château-fort[22]. [ …] Y vont seulement les gens sains qui, ayant eu des contacts avec des malades et suspects de quelque contagion, se retirent en ce lieu pour une quarantaine de vingt-deux jours. J’ai fait personnellement l’expérience de ce lieu à ma grande douleur à cause de la mort de ma fille Aurore, âgée de onze ans, et de la maladie de mon épouse, Benedetta Misocca, lors de la peste de 1576. […]

Il y avait entre huit et dix mille personnes à bord de plus de trois mille barques. A tous ces gens généralement pauvres –il y avait aussi des citoyens ou patriciens qui vivaient ici à leurs frais- et spoliés de leurs biens infectés laissés à Venise, on accordait vingt-deux jours aux frais de la collectivité. Tant d’embarcations petites et grandes (car il y avait des coques de galères désarmées) autour du lazaret Neuf prenaient les apparences d’une armée assiégeant une ville de mer. Au dessus, flottait un drapeau qu’il était interdit de dépasser et à côté un gibet pour y punir ceux qui n’obéiraient pas aux ordres.

Chaque matin, à la même heure, arrivaient les inspecteurs qui allaient de barque en barque pour vérifier s’il y avait quelqu’un de malade et, s’il s’en trouvait, ils les envoyaient au lazaret Vieux. Peu après, arrivaient des barques chargées de pains, de viandes cuites, de poissons et de vin et on distribuait à chacun pour l’équivalent de quatorze sous par jour et par personne, et tout cela dans un ordre et un silence parfait. Quand tombait le soir, on entendait l’admirable harmonie des voix de ceux qui, au son de l’Angelus, entonnaient les Litanies ou les Psaumes. Pendant la nuit, on n’entendait pas un bruit, si bien que l’on aurait pu dire qu’il n’y avait pas âme qui vive, au lieu de huit à dix mille personnes. Il ne se passait pourtant pas un jour, sans que ne soient remorquées au moins cinquante barques pleines de gens qui venaient en quarantaine : tous étaient joyeusement acceptés et salués, à la grande exultation de chacun qui souhaitait aux arrivants de ne pas perdre courage, parce qu’ici on ne travaillait pas et on était au pays de Cocagne. Ensuite, ils adressaient au ciel des prières qui leur venaient du fond du cœur et ils priaient à mains jointes pour la conservation perpétuelle de notre République.

En outre, il était étonnant de voir le grand nombre de barques qui rendaient visite à leurs amis avec des rafraîchissements. Et c’est avec un grand étonnement que l’on voyait ces maisons de planches construites sur l’eau par les pouvoirs publics pour le confort de la population : de loin, cela ressemblait à une ville nouvelle, à l’aspect agréable et joyeux, quand les âmes terrorisées par tant de malheur n’étaient pas oppressées et obsédées par l’extrême compassion et par la douleur.

Une vraie kermesse au milieu des morts ! couvre-feu à Venise, ville déserte et muette, et les prisons ouvertes pour enrôler les PIZZICAMORTI les déblayeurs de cadavres ....

[babeth]

Et encore cet autre témoignage d'un contemporain, Rocco Benedetti :

Cela ressemblait à l’enfer. Toute la journée, on voyait des nuages de fumée qui se répandait dans l’atmosphère à cause de la crémation des corps. On était à trois ou quatre par lit et on ne faisait que sortir des morts des lits pour les jeter dans des fosses. Bien souvent, les agonisants et ceux qui ne parlaient ou ne bougeaient plus étaient expédiés par les croque-morts sur le tas de cadavres[24].

Le tezon grande[25] est couvert de graffitis tracés par des marins en quarantaine et par des gardiens de la Sanità. On peut y voir des dessins de navires ainsi commentés :

Toutefois, tous les hommes en quarantaine ne sont pas obligatoirement parqués au lazaret puisque les patriciens peuvent s’isoler dans des maisons à Burano ou à la Giudecca, sous la surveillance de gardiens officiels du lazaret, mais à leurs frais.

Pour ne pas surcharger le lazaret Neuf, les navires suspects peuvent devenir le lieu de quarantaine de leur équipage, de leurs passagers et de leur fret. Dès qu’un de ces navires suspects entre dans les eaux de la lagune, il est pris en charge par des rimorchianti qui le pilotent jusque dans un chenal peu fréquenté et l’obligent à hisser le pavillon de quarantaine bien visible par les vigies ou novellisti qui sont postés au sommet du clocher de Saint-Marc. Le navire est mis à l’ancre plus ou moins loin suivant son degré estimé de contamination ; ensuite, le soldat d’astreinte ou fante di settimana doit aller chercher le capitaine de ce bâtiment à bord d’une chaloupe remorquée à bonne distance par des cordages enduits de goudron. Ce capitaine est ainsi convoyé jusqu’aux greniers de Terranova –sur la rive de Saint-Marc- où la magistrature sanitaire a ses locaux. Il est introduit dans un petit local fermé et le greffier –rédacteur de certificats sanitaires ou bolletta ou fede di sanità l’interroge à travers un guichet sur l’itinéraire suivi par le navire, les ports touchés, l’état sanitaire de l’équipage et des passagers, les morts suspectes à bord, etc. Les marchandises en quarantaine sont déchargées, déballées et aérées pendant quarante jours à l’abri de la pluie sous le toit du tezon grande édifié en 1562 : les pièces de tissus sont secouées et ventilées, les animaux à poil doivent passer dans des pédiluves et les animaux à plume sont abondamment aspergés de vinaigre. Ces opérations sont exécutées par les bastazzi, aux frais des propriétaires des marchandises, mais sous le contrôle des provveditori alla sanità.

Quand la quarantaine -au lazaret Neuf ou ailleurs- est terminée, le voyageur reçoit (comme tous les gens en provenance des zones indemnes) son certificat sanitaire qui l’autorise à entrer en ville. "


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Sur l'estampe reproduite par les VF on voit de nombreuses fumées : elles proviennent de la crémation des morts ...peu d'armes, le feu, le vinaigre et l'image de San Rocco dans une amulette autour du cou ! c'est bien sûr aussi le temps des pilleurs de tous ceux qui ont pu fuir, Veronica Franco entre autres ....