C’est un poète. Et
un poète n’a que faire d’invention de secret. Le mystère, c’est en lui
qu’il le tient !
Par contre, ce qui va t’émouvoir, Chevalier, c’est que tout comme toi, ce
poète est un guerrier.
Regarde le ciel et écoute la "geste du poète aveugle" que je te chante
sans plus attendre.
Nous sommes le 16 janvier 1916
quelque part au dessus de l’ Adriatique.
Suis l’ hydravion qui perd rapidement de l’altitude
et finit sa course folle en tapant brutalement les flots glacés.
Au poste d’observateur, le préposé s’éclate la tempe droite sur la crosse
de sa mitrailleuse.
D’Annunzio, il Commandante, s’en sort à demi aveugle. Il a cinquante-deux
ans.
Le lendemain, il insiste pour terminer sa mission sur Trieste.
Le surlendemain, il insiste pour déverser ses tracts sur la Scala de
Milan.
Le 21, un épais brouillard : il ne voit plus ! L’oeil droit est mort.
Seules l’ obscurité et l’immobilité pourront le préserver de la cécité
absolue. L’Imagnifico se couche alors pour trois longs mois dans la
pénombre et l’étouffante chaleur d’une chambre de la Casina delle Rose.
Dans des éclairs de douleurs, espacés confusément, lui, l’aveugle, il va
écrire.
Le 23 février, il titube la rédaction de son « Notturno » sur de longues
bandelettes de papier d’un centimètre de large que lui prépare sa fille
Sirenetta.
En mai et juin suivant, Sirenetta entreprend de déchiffrer et de recopier
les dix mille bandelettes du poète.
Le travail est ardu: l’écriture est déformée suivant les poussées de
douleur, les bandes sont entremêlées, deux à trois lignes se superposent,
se croisent.
L’œuvre est publiée en novembre 1921.
En un peu moins d’un mois, « Notturno », se vend à plus de cinquante mille
exemplaires !
Alors, Chevalier ? Que penses-tu de mon soldat, de mon poète?
Sa ballade n’est-elle pas digne d’une Chanson d’un Roland ou de la Geste
d’unTemplier ?
Mais reviens à présent les pieds sur terre et tentons de résoudre
le nouveau questionnaire de
nos amis.»
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